« Que servirait-il à un homme de gagner tout le monde, s’il perdait son âme ? » (Matthieu 16, 26) demande Jésus dans les Évangiles. « A quoi sert-il de parler toutes les langues du monde si l’on ne comprend pas sa langue maternelle ? », pourrait-on aussi dire. Comprendre sa langue maternelle est donc d’une importance capitale pour l’individu, comme l’âme pour la personne humaine. Et comprendre sa langue maternelle dans l’environnement africain, dans l’air culture de la Côte d’Ivoire, en particulier chez les Baoulés (peuple de CI), ne revient pas seulement à savoir parler la langue, il prend en compte aussi l’attitude, les habitudes, les automatismes, en somme la connaissance de la culture.
Le parler de la langue maternelle et ses implications
L’individu chez les Baoulés ne dira pas « N’ ti wawlé » (« je suis Baoulé »), pour dire qu’il est Baoulé, même si l’expression semble a priori correcte, et est usité abusivement dans ce sens, notamment dans le langage familier. Il dira dans un baoulé soutenu pour informer de son origine ou de son appartenance au peuple baoulé : « Wlawlé bah yo lé mi », qui se traduit littéralement : « Je suis un rejeton du peuple baoulé ».
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Cette expression est la plus correcte et la plus significative. Elle ne prend pas seulement en compte l’être (le statut, l’état ou toute autre considération superficielle), elle va plus loin, en mettant le locuteur au centre de son discours, et en embrassant toute son histoire sur plusieurs générations, depuis la nuit des temps, pourrait-on dire.
Le constat est que les attributs ne parlent pas suffisamment d’un individu. Seules ses origines (son histoire, son âme) parlent le mieux de lui et pour lui. D’où cette marnière pour les Baoulés de se réclamer de leur groupe ethnique. Cela traduit un amour pour ses origines et pour sa patrie. Bien que cette affirmation soit, à l’échelle nationale, le signe d’un attachement réel à sa mère-patrie, elle pourrait en revanche être sur ce plan source d’autarcie et de xénophobie.
« Je comprends le baoulé »
Dans le même temps l’expression utilisée abusivement pour dire : « Je suis Baoulé », « N’ ti wawlé », veut en réalité aussi dire, selon l’intonation : « Je comprends le baoulé ». Le glissement sémantique vient du fait que le verbe : « ti » veut à la fois dire être et comprendre. Le verbe « ti » a même également d’autres sens, selon le contexte d’emploi. Il peut ainsi vouloir dire : « se sentir », comme dans l’expression « A ti sè ? » : « Comment te sens-tu ? ». Mais l’on ne se sent pas baoulé ; l’on n’est pas baoulé non plus ; l’on est tout simplement : « Le rejeton du peuple baoulé. »
Le fait que le verbe « ti » signifie à la fois être et comprendre suppose que comprendre le baoulé renvoie également à être Baoulé. Pour faire plus simple on dira : le fait qu’un individu comprenne le baoulé ferait de lui un membre de la communauté des Baoulés. Dans tous les cas il est considéré comme tel puisqu’il arrive à se fondre dans le groupe grâce à la langue. Ce n’est qu’à cette condition qu’un individu peut être en quelque sorte naturalisé baoulé.
En considérant ce détail, les soupçons de xénophobie et de nationalisme exacerbés ne font donc pas partie de la vision du peuple baoulé par exemple, et dans une conception plus large, des peuples de Côte d’Ivoire. La diversité des nationalités que les Ivoiriens accueillent sur leur territoire, sans tracasserie, et avec qui ils vivent en bonne entente en est la preuve.
Cependant, autant le bon usage de la langue est la règle partout et autant la fierté d’appartenir à sa communauté n’est pas une légende pour le baoulé, l’étranger doit également sursoir à ses trop grandes prétentions et connaître sa place dans sa communauté d’accueil, selon les règles qui y sont édictées.
Si l’on considère que savoir parler la langue fait d’un individu un membre à part entière du groupe, un baoulé de souche pourrait donc dans le même temps être marginalisé dans la communauté s’il ne comprend pas le baoulé, ou plus clairement s’il n’est pas capable de s’exprimer correctement en baoulé. Mais la compréhension de la langue baoulé n’est pas que le parler, comme les langues étrangères. Contrairement à celle-ci qui en plus du parler doivent être écrite pour en avoir toute la mesure, la compréhension du baoulé lui dépend aussi en revanche de la connaissance et la pratique des attitudes de la communauté, des habitudes, des automatismes, en somme la culture.
Connaitre sa culture, c’est comprendre sa langue
Salutations
A chaque moment de la journée, ou selon la position du soleil dans le ciel, correspond une salutation spécifique. Ce n’est pas nouveau puisque c’est pareil dans les langues étrangères et officielles : En français on dira « bonjour » lorsqu’on salue une personne en journée, et « bonsoir » le soir ; en Allemand « guten tag » en journée ; « guten abends » le soir. En anglais : « good morning » en matinée, « good afternoon », l’après-midi ; « good evening » le soir.
Le plus intéressant en baoulé par rapport aux langues étrangères, c’est que la réponse du salué est différente de celle de son interlocuteur ; là où dans les langues étrangères on répond « bonjour » à « bonjour », en baoulé et dans le grand groupe akan en général, à bonjour, « Agni », salutation entre l’aube et midi, on répond « Arê ». Et même là encore une personne qui trouve un visiteur chez lui à la maison à ce moment de la journée le saluera « Arê », plutôt que « Agni », avant évidemment de lui demander les nouvelles. « Agni » pourrait se traduire par « le jour est apparu » et « Arê » par « le jour est chaleureux ».
La salutation entre le moment où le soleil est au zénith et une partie de l’après-midi est « Enti », la réponde est identique. Au moment où le soleil se met à décliner dans le ciel vers l’ouest, la salutation change, elle se dit « Anou », la réponse est différence « Aosiyo ».
Demander des nouvelles
La seconde séquence de la salutation, la demande des nouvelles, est plus qu’essentielle, elle est indispensable, même pour une simple salutation en pleine rue. Demander les nouvelles à la personne qui vous salue montre non seulement de la considération pour elle et démontre votre intelligence, mais c’est aussi un signe de respect pour la tradition. Cette technique de salutation : Salutation + demande des nouvelles, est d’un fort pouvoir psycho-social car elle ne discrimine personne tout en mettant les individus sur le même pied d’égalité.
En passant, le fait de ne pas demander des nouvelles à une personne qui vous salue peut se voir comme un signe visible de mécontentement vis-à-vis de cette personne ou de mépris pour elle. Ainsi, ne pas demander les nouvelles c’est classer l’interlocuteur dans la classe des enfants ou des ennemis, en clair c’est le positionner dans la catégorie des individus dont les points de vue ne comptent pas, ou qui n’auraient pas assez d’intelligence pour savoir donner les nouvelles, Ainsi, chez les Baoulés, enfin chez ceux qui sont encore fidèles à leurs valeurs, aînés comme moins âgés, tous se demandent les nouvelles.
Rappelons que demander les nouvelles qui se dit en Baoulé : « Djasi’ tilê », qu’on peut traduire littéralement : « Comprendre ce qui a poussé les pieds jusqu’à cette destination », c’est s’informer auprès de son visiteur des raisons de sa visite ou de sa civilité. Chez le baoulé, la demande des nouvelles dépasse le cadre informatif, il fait appel à l’intelligence, d’où le verbe « tilê » (comprendre). Parce que pour la marque de considération et de respect qu’une personne vous témoigne par sa salutation, le moins que vous puissiez faire en retour, c’est éventuellement aller au-delà de la simple salutation et aborder des sujets sérieux avec son interlocuteur, en lui proposant par exemple la solution à un souci, qu’il exprime justement en donnant ses nouvelles. Les informations les plus importantes sont donnés lors des nouvelles, c’est la tradition.
A propos justement de respect de la tradition pour ce qui est de la demande des nouvelles, quand il s’agit d’un groupe de saluant, les nouvelles sont demandées au plus jeune. La hiérarchie des âges est également essentielle, il est permis au plus jeune de se tromper donc d’être corrigé par les plus âgés. De plus, en procédant ainsi, c’est un moyen judicieux qui offre aux plus jeunes l’opportunité d’apprendre à donner les nouvelles, comme aussi à les demander. Parce qu’en face c’est également le plus jeune de la concession visitée qui les demande ; et après avoir obtenu des visiteurs les raisons de leur présence il les communique aux membres de sa maison. Puis, ces derniers, ensemble, saluent à nouveau et solennellement les visiteurs. Les salutations ont ainsi un pouvoir didactique indéniable ; c’est un moyens d’apprentissage des us et coutume, mais aussi de la langue, sans oublier du service pour la communauté.
Par ailleurs, c’est une femme qui demande la nouvelle à une femme dans un groupe d’individu, tout comme c’est l’homme qui demande la nouvelle à un homme dans un groupe d’individu, dans l’esprit du respect de la sphère des deux genres. Il en est donc ainsi ni par machisme, ni par discrimination, encore moins par opposition des deux genres. C’est juste une question d’organisation et d’harmonie sociale. La preuve après les nouvelles et lors des échanges, la femme peut adresser la parole à l’homme et vice versa sans protocole. Mâle et femelle peuvent également donner leur avis en toute liberté et dans le respect.
Toujours au niveau des salutations, elles dépendent certes des moments de la journée, mais elles sont également liées aux occasions et aux circonstances.
Les circonstances
On n’utilisera pas la même salutation pour répondre à la salutation d’une personne qui vient du travail, d’un déplacement, de voyage, ou n’est pas sortie du village ou n’a pas eu d’activité durant la journée. En clair, à chaque circonstance sa salutation.
Il y a donc selon les circonstances des salutations adaptées. L’interlocuteur peut ainsi répondre selon la salutation en retour qui convient. Par exemple, la salutation « Manti » donne l’information que la personne qui salue vient d’un voyage ou d’un déplacement, on répond alors « Kwa » : « Bonne arrivée ». A celle d’une personne qui rentre du travail, on répond « Moh », qui peut vouloir dire : « Merci ou félicitation pour la journée de travail ». Ainsi le travail ou l’activité, à travers la salutation, est fortement valorisé chez les Baoulés.
Les salutations et les réponses sont précédées d’une formule de politesse ou de respect : « N’dja » (Monsieur), « Mo » (Madame), « Baa » (le père), « Manmi » (la mère), « N’nan » (grand-mère). Les formules de politesse dépendent juste du droit d’aînesse, elles ne sont pas liées forcément à un lien de sang. Elles sont plus le fait d’un devoir de respect et de considération. Donc la réponse détermine l’attention et le respect que l’on porte au saluant ; c’est une invitation à la reconnaissance de la dignité des uns et des autres, et de la valeur du travail…
Le protocole
Le protocole est toute une institution chez le peuple baoulé. Dans une autre ère la culture protocolaire du peuple baoulé pourrait être enseignée en diplomatie, avec certainement de bons résultats. A chaque évènement (naissance, mariage, funérailles, présentation, annonce d’un décès) correspond un protocole particulier.
Il faut surtout retenir que la règle ou la tradition n’est pas manipulée pour asservir les modestes gens. Elle tient pour tous. Ainsi, par exemple, quel que soit le statut d’un individu ou même son intellectualisme ou son niveau élevé de la connaissance de la langue et de la coutume, il aura recours à une personne pour être introduit auprès des gens, des dignitaires notamment. C’est le protocole.
Cette règle est en effet d’abord une marque de respect et de considération pour ses interlocuteurs, chacun est roi dans sa demeure, ensuite pour soi-même, cela montre votre sagacité d’esprit, et enfin pour la tradition, parce qu’il faut toujours des témoins lors des échanges, pour éviter que les rapports des discussions soient tronqués ; ce qui pourrait être source de mésentente et de troubles dans la communauté.
La culture du respect de la personne humaine et de la vérité est essentielle pour les baoulés. Et les mettre en avant selon le protocole établi par la tradition, c’est aussi comprendre le baoulé. De plus la parole ne va pas directement d’un visiteur à son interlocuteur, elle passe toujours par son médiateur, qui la transmet au médiateur du visité, qui à son tour est chargé de la communiquer à celui dont il porte la parole.
En réalité les échanges ne se font pas entre deux individus, mais plutôt entre deux groupes d’individus. Le visité, s’il est honnête, ne voudra pas aborder des sujets sérieux avec un interlocuteur, s’ils sont seuls, tous les deux. Il faut que le premier soit entouré d’autres personnes et que le second soit également accompagné. Le proverbe baoulé le dit :
« Sran i nuan y’o man i sa nion. »
« C’est la bouche de l’homme qui lui emmène des affaires, qui lui crée des problèmes. »
Pour éviter que les propos soient tronqués pour nous attirer le malheur, il est préférable de ne pas y aller seul, ou de recevoir seul. Par ailleurs le fait que deux individus excluent le groupe de leur conversation est hautement suspect.
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Cette façon de communiquer est hautement pacifiste et dissuasive. Elle promeut la paix parce que celui qui vient en paix ne vient jamais seul, il sera toujours accompagné d’un médiateur. Il est préférable que ce dernier soit quelqu’un qui est introduit dans les coutumes, il saura mieux s’adresser, avec les tournures langagières, à son interlocuteur que celui dont il porte la parole. Et si jamais les esprits se chauffent pendant les discussions, l’un pourra calmer l’autre, raison pour laquelle on ne part pas seul chez une personne pour parler de choses sérieuses. S’y rendre seul est déjà frappé de suspicion, si bien qu’une telle conversation ne peut avoir lieux, pas sur le site du territoire communautaire en tout cas. L’on comprend ainsi le facteur d’unité et d’entente des peuples du grand groupe akan, la tradition préserve des velléités de rébellion et de sédition que nourrissent ces conciliabules suspects.
Par ailleurs, le tour que fait la parole avant d’aboutir au destinataire n’est pas fortuit, ce procédé laisse en réalité le temps de cerner ce qui est dit et d’y apporter une réponse convenable et sage. Ce système de communication est donc hautement éclairé. Et le mettre en pratique, c’est aussi comprendre le baoulé, car il est l’enseignement tiré du proverbe baoulé qui dit :
« Sran i nuan y’o man i sa nion. »
« C’est la bouche de l’homme qui lui emmène des affaires, qui lui crée des problèmes.«
Il est en effet important de tourner sa langue sept fois dans sa bouche pour ne pas dire n’importe quoi, sinon il est mieux de ne rien dire.
En somme, à partir de l’exemple du baoulé, l’on peut constater que connaitre sa langue maternelle, ce n’est pas que pouvoir s’y exprimer parfaitement, c’est aussi faire un avec sa culture, la connaitre et la pratiquer. Et cela est d’autant plus essentielle pour l’individu que la langue maternelle est pleine de valeurs. Elle inculque l’amour de sa patrie et de ses origines, elle est également un facteur d’intégration ; elle est d’un fort pouvoir psycho-social, elle ne discrimine personne tout en mettant les individus sur le même pied d’égalité. Elle est par les salutations d’un pouvoir didactique indéniable ; c’est un moyen d’apprentissage des us et coutume, mais aussi de la langue. Elle valorise les personnes en reconnaissant leur dignité mais aussi en valorisant leur travail. La langue enfin promeut l’unité et la paix. Il n’y a pas mieux pour un développement personnel et social. Lorsque l’on considère tous les avantages qu’offre la langue maternelle pour le développement personnel et social et face à sa perte de vitesse vis-à-vis des langues étrangères, il serait sage de l’introduire dans les programmes scolaires, celui de la Côte d’Ivoire en particulier, comme justement les langues étrangères. Un tel projet donne évidemment de réaliser plus de recherches sur la langue et sur la méthode d’apprentissage. Ce ne sont pas les intellectuelles ou même de simples amoureux de langue qu’il manque pour le réaliser. Mais l’urgence c’est de l’introduire dans le programmes scolaires et universitaire, le reste suivra logiquement.
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