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Adieu, Fiona !

– Je ne veux pas que tu le fasses. Je t’en prie, ne le fais pas.

– Mais, que je ne fasse pas quoi ?

– Ne te marie pas !

– Pourquoi ?

– Parce que je t’aime.

– Lui aussi m’aime, tu le sais.

– Je sais, mais le problème, c’est toi. Tu ne l’aimes pas.

– Comment peux-tu prétendre cela ?

– C’est la vérité, je vois comment tu es triste en sa compagnie…

– Que je suis triste en sa compagnie ? Tu nous épies donc.

Fiona se rendit compte que c’était pourtant vrai. Triste, elle l’était vraiment en la compagnie de Toré, l’homme qu’elle épouserait bientôt.

– Ça ne prouve rien, poursuivit-elle.

– Peut-être, mais je sais au moins qu’en ma compagnie, tu es plus joviale. C’est moi que tu aimes. Admets-le enfin. Arrête de te mentir à toi-même, c’est moi que tu aimes, et cela, bien avant que je ne tombe amoureux de toi aussi.

– Tu sais qu’il n’y a jamais rien eu entre nous, qu’il n’y a rien entre nous et qu’il n’y aura jamais rien entre nous. Et puis, de quel droit te permets-tu de t’immiscer dans ma vie privée ? dit Fiona dans une poussée de colère.

– De ce droit que je ne suis pas un intrus dans ta vie, comme tu n’en es pas une dans la mienne. Je te connais plus que tu ne l’imagines. Tu me connais aussi mieux que quiconque. Je m’en voudrais tellement si tu faisais une erreur que tu pourrais regretter toute ta vie… Il n’y a rien entre nous, comme il n’y aurait jamais rien eu entre nous ? J’en doute for. En revanche, s’il n’y aura jamais rien entre nous, j’en ai plusieurs fois eu l’impression, mais je m’entêtais à croire que mon amour pour toi aurait pu un jour attiser ton amour pour moi. Mais aujourd’hui, j’en ai la certitude, il n’y aura vraiment jamais rien entre nous. Notre relation  ambigüe en est la preuve… C’est dans les romans et au cinéma que ce genre d’histoires se termine bien, sinon dans la réalité, j’en suis à présent certain, c’est la contraire qui se réalise. Bonne chance pour ton mariage.

Après ces paroles qu’il ne s’était jamais cru capable de prononcer en face de celle dont il était à la limite passionné, Chananjah tourna sur lui-même  et s’éloignait de Fiona quand celle-ci l’interpella.

– Attends. Je… Je… Merci, finit-elle par articuler  au bout d’un souffle.

– Adieu, Fiona ! dit-il, désemparé. Il s’éloigna définitivement d’elle, les deux mains dans les poches latérales de son blouson de cuir. Puis, sa longiligne silhouette disparut dans la brume du soir, puis dans l’obscurité, tout au bout de la rue.

– Au revoir, mon amour, se dit-elle à elle-même. Puis de nouveau à elle-même : « comment ai-je pu être si stupide ? Pourquoi n’ai-je pas eu la force de lui dire que j’étais désolée, que je ne savais pas qu’il m’aimait à ce point, qu’il ne m’avait jamais laissé indifférente ? »

– Que tu l’aimais également ou qu’il ne t’avait jamais laissé indifférente ? Lui demanda sa colocataire et confidente Minata, à qui Fiona racontait sa désastreuse rencontre de ce soir là avec Chananjah. Il l’avait attendu, debout, adossé à un lampadaire, dans la rue adjacente à la leur.

– Pourquoi tu n’as pas eu la force et le courage de lui dire ce que tu aurais voulu lui dire ? Je pense que c’est parce qu’il ne suffisait pas simplement de dire, mais surtout d’assumer ce que tu aurais voulu lui dire… Il est au chômage, n’est ce pas ?

– Dis, tu ne pense pas que je…

– Oh, tu sais, l’interrompit Minata, ce n’est pas pour te vexer, mais tu dois être réaliste. Ce qu’on fait consciemment n’est jamais loin de ce qu’on désir inconsciemment.

– Je ne sais vraiment plus quoi faire.

– Tu veux un conseil, ma belle ? Fais ce qui te semble bien pour toi. Fais ce que tu n’auras pas à regretter plus tard. En somme fais ce qui ne te torturera pas ou ne t’empoisonnera pas la vie dans un jour, dans un mois, dans un an, pour toujours.

– Tu crois que Chananjah accepterait de me rencontrer ?

– Je n’en sais rien, un garçon désemparé n’est pas pareil à une fille chagrinée.

– Ce qui veut dire ?

– Tu sais, c’est un homme avant tout. Il y a l’orgueil, ce fameux orgueil mâle qui nous froisse tant, nous les filles. Il y a aussi l’amour, cet amour d’homme qui est parfois plus fort que celui des filles. Donc, pour résumer, je dirai que  cela dépend de l’état dans lequel tu le trouveras : orgueilleux, il ne voudra sans doute pas te voir ; amoureux, il saura que c’est une occasion pour te reconquérir. Mais les hommes raisonnent trop, ils sont imprévisibles comme le ciel d’Abobo* en juillet, surtout quand ils n’ont plus le moral …

– Vraiment, je souhaiterais le rencontrer, mais je ne sais pas si c’est une bonne idée.

– Tout dépend de toi, ma belle.

– Mais toi, qu’en penses-tu ? Tu es la grande sœur de l’appartement, ne l’oublie pas.

– Ça ne veut rien dire. C’est une affaire de cœur, tu sais. Ce n’est pas comme au supermarché où tu me demanderais de t’aider à choisir entre une pomme verte et une pomme rouge.

– Mais c’est n’importe quoi ce que tu me racontes là, elles ont toutes les deux le même goût.

– N’empêche que chacun choisit l’une ou l’autre selon ses préférences.

– …Tout dépend donc de moi, si je te suis bien.

– Tu l’as dit.

Puis, il eut un long silence dans la pièce, comme si l’une réfléchissait savamment à la décision qu’elle prendrait et l’autre à la solution qu’elle pourrait tout de même proposer à la première pour l’aider à dissiper cette angoisse dont  le visage angélique et d’ordinaire insouciant de celle-ci commençait pourtant à prendre l’aspect.  Toutes les deux  étaient tranquilles et pensives. Une tierce personne dans cette pièce à ce moment là aurait constaté que ce duo de filles matérialisaient ainsi le surnom que certains voisins lui avaient donné :

« la claire et la noire » ou encore « la miss et la masse ».

Du point de vue de leur teint, celui de la seconde était en effet à l’apposée de celui de la première, comme d’ailleurs du point de vue de leur ligne. Minata n’était pas dotée de formes excessivement plantureuses, elle était simplement le standard de la beauté des femmes Bantou. Cependant,  lorsqu’elle était proche de cette miss de Fiona, elle paraissait encore plus corpulente. Minata rompit le silence :

– Tu sais, en tant que grande sœur de l’appartement, Minata commença son raisonnement par un sourire amusé à cause de ce

« grand-sœur de l’appartement »

que lui brandissait toujours Fiona pour lui soutirer quelque chose, je te dirai que chaque personne a pour destinée de s’assumer, d’avoir des responsabilités et de vivre heureuse ou du moins de réaliser ce qu’il lui tient à  cœur. Je sais ce que tu aurais voulu décider, sois courageuse et fais ce que te dicte ton cœur… Voilà, on n’avance pas plus, je suis désolée, mais c’est toute l’aide que je peux t’apporter… bonne nuit, ma belle, termina Minata en lui bisant la joue. Puis, pour lui remonter le moral :

« mais regarde-toi, en une heure, tu sembles avoir pris cent ans, et te voici la doyenne de l’humanité. Tu devrais te faire un chocolat chaud et un masque au miel avant d’aller au lit. Ça te relaxera. »

– Tu sais très bien que mon angoisse vient de l’intérieur.

– Bonne nuit et surtout, ne sois pas trop soucieuse. Ta grande sœur peut en être affectée, termina Minata en parlant d’elle-même.

– Bonne nuit, ma puce.

C’est ainsi que Fiona appelait affectueusement sa mature et précieuse colocataire comme celle-ci l’appelait également « ma belle ». Fiona était en effet une jeune femme d’un charme déroutant et d’une grande beauté de fille peule ou métisse, on ne saurait où la classer exactement, tant les traits de ces deux caractères d’individus coïncidaient parfaitement en elle. Sa beauté et son charme lui attiraient toute sorte d’hommes. Des hommes, beaucoup d’hommes s’étaient succédé à sa cour depuis l’aube de son adolescence. Ils la considéraient tous comme un trophée qu’ils décrocheraient  par tous les moyens, et qu’ils accrocheraient ensuite au bout de leur pénis. Cependant, qu’ils soient arrivés ou non à  leur fin, au bout d’un moment, ils ne venaient plus à sa cour, les uns se contentant de ce qu’ils avaient obtenu d’elle et se disant certainement qu’elle était trop belle pour  n’appartenir qu’à un seul homme et les autres préférant jeter l’éponge pour éviter d’être plumer jusqu’aux os.

Le seul homme qui  s’était entêté à rester proche d’elle durant toutes ces années était Chananjah.  Il avait résisté aux intempéries du chagrin d’amour et à la tempête du désespoir en voyant pourtant se succéder tous ces illustres courtisans. Il  lui faisait une cours assidue, ou du moins endurante depuis leur adolescence. Mais de tous ces courtisans, Chananjah a toujours été le  plus pauvre après en avoir été le moins âgé lorsqu’ils étaient adolescents, étant de quelques mois plus âgé que Fiona. Néanmoins, il était étrangement celui avec qui elle se sentait en sécurité. Cependant, plus de dix ans après, il avait certes muri, s’était embelli, mais il était au chômage, et elle, avait son âge qui s’accroissait dangereusement. Trentenaire dans quatre ans, elle avait plus que jamais des responsabilités qui s’imposaient à elle que son inquiétant statut de perpétuelle étudiante ne lui permettrait pas d’assumer. Elle arrivait certes par la vente de bijoux, de lingeries féminines de petite marque, de plus à crédit, et par quelques contrats d’hôtesse d’accueil  à payer son loyer, ses cours, à subvenir difficilement à ses besoins primaires, mais sa situation était trop précaire pour qu’elle ne fît rien pour  en sortir, surtout qu’elle s’était aussi engagée à envoyer de temps en temps de l’argent à sa mère vivant au village. Et puis Toré est apparu un jour dans sa vie. Elle l’avait rencontré à l’une des cérémonies où elle était hôtesse. C’était un cadre du trésor public…

A suivre

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revedehaut

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